Analyse

En cas de conflit entre leurs propres intérêts et ceux de la société/association, les administrateurs sont toujours tenus de faire prévaloir leurs propres intérêts sur ceux de la société/association (ci-après, pour des raisons pratiques, nous ne parlerons de « sociétés » pour désigner tant les sociétés que les associations) dans le cadre de l’exécution de leur fonction. 

Il est de plus en plus admis que les administrateurs ne peuvent pas simplement garder pour eux des opportunités économiques sans les présenter d'abord à la société.

Dans cet article, nous examinons plus en détail la portée et les conséquences de cette « doctrine des opportunités d'entreprise » (« corporate opportunity doctrine ») en droit belge.

1. Qu'est-ce que l'on entend par « doctrine des opportunités d'entreprise » ?

Supposons que vous fassiez partie du conseil d'administration d'une société qui exploite des restaurants dans différents endroits. L'entreprise se porte bien et prévoit d'ouvrir de nouveaux établissements dans un avenir proche. Par l'intermédiaire d'un de vos amis agent immobilier, vous avez connaissance d'une propriété commerciale idéalement située qui sera mise en vente dans quelques jours. Vous cherchiez depuis un certain temps à investir dans l'immobilier à titre personnel et vous voyez là l'occasion idéale de rentabiliser vos économies.  Pouvez-vous acheter ce bien pour vous-même, sachant que l'entreprise que vous dirigez pourrait également en vouloir ?  

La doctrine d’une opportunité offerte à sa société repose sur le principe selon lequel les administrateurs ne doivent pas saisir pour eux-mêmes des opportunités d'entreprise susceptibles de bénéficier à la société. Cela ne signifie pas qu'il est toujours interdit aux administrateurs d'exploiter des opportunités entrepreneuriales pour eux-mêmes ou pour un tiers. Pour déterminer s'il existe effectivement une opportunité entrepreneuriale qui doit d'abord être offerte à l'entreprise, trois critères s’avèrent importants.

Les activités économiques de l'entreprise doivent être prises en compte. Si l'opportunité d'entreprendre se trouve dans le « terrain de jeu » de l'entreprise, il est moins évident pour le dirigeant de la saisir pour lui-même. Prenons l'exemple de la réalisation d'un projet immobilier par une société dont le directeur d'une entreprise de construction est actionnaire.

Ensuite, l'attente de l'entreprise elle-même est pertinente. Une entreprise qui a déjà conclu un accord préliminaire concernant une opportunité commerciale ou qui a mené des négociations approfondies, peut raisonnablement s’attendre à faire valoir effectivement l'opportunité commerciale et que celle-ci ne sera pas simplement saisie par l'un de ses administrateurs. Dans ce cadre, il est également pertinent de savoir si l'entreprise a déjà manifesté son intérêt pour l'opportunité, par exemple en recueillant des informations à son sujet ou en effectuant d'autres préparatifs.

Enfin, le contexte dans lequel l'opportunité se présente joue un rôle important. Un administrateur qui saisit une opportunité d'entreprise après l'avoir négociée au nom de la société sera plus probablement en faute que s'il avait saisi cette opportunité après l’avoir négociée en tant que personne privée. Toutefois, cela ne signifie pas qu'en cas de connaissances privées, une opportunité entrepreneuriale ne peut exister. 

Si nous soumettons l'hypothèse susmentionnée portant sur l’entreprise de restauration à un test des trois conditions de la doctrine en question, il ne semble pas y avoir à première vue d'opportunité d’entreprise. L'opportunité concerne l'achat d'une propriété commerciale, qui ne fait pas directement partie des activités économiques de la société. En outre, la société ne pourrait pas faire valoir une attente légitime sur l'achat de la propriété car elle n'est pas une partie intéressée. Enfin, l’administrateur a pris connaissance de l'opportunité dans un contexte privé, par l'intermédiaire d'un ami courtier. 

2. Les conséquences de cette doctrine

S'il existe une opportunité offerte à leur société, les administrateurs sont tenus de la proposer d'abord à la société avant de la saisir eux-mêmes.

L'organe d’administration peut décider soit d'y donner suite, soit de laisser l'administrateur concerné exploiter lui-même l'opportunité en question.

Si les administrateurs omettent de divulguer leur intention concernant une opportunité à leur société, ils peuvent engager leur responsabilité d’administrateurs. Dans ce cas, les administrateurs peuvent être poursuivis pour les dommages subis par la société du fait de la perte de cette opportunité.

3. D'où vient cette doctrine et où trouve-t-elle sa place dans le droit belge ?

La doctrine de l'opportunité d’entreprise (« corporate opportunity doctrine ») est née en droit anglo-américain de l'obligation fiduciaire de loyauté incombant aux administrateurs. Elle oblige les administrateurs à subordonner leurs intérêts personnels à ceux de la société et de ses actionnaires. Si les administrateurs exploitent une opportunité commerciale pour eux-mêmes, il y aura une violation de cette obligation de loyauté.

Entre-temps, la doctrine de l'opportunité d’entreprise fait également des émules en Europe. Dans plusieurs systèmes juridiques la doctrine des opportunités d’entreprise est soit inscrite dans la loi, soit reconnue par la jurisprudence (en tant qu'application autonome du devoir de loyauté, ou découlant de l'obligation de non-concurrence des administrateurs).

En Belgique, cette doctrine n'a pas encore été traduite en droit. Même la Cour de cassation n'a pas encore reconnu explicitement la doctrine de l'opportunité d’entreprise. Les juridictions inférieures semblent toutefois conquises par l'idée, bien que son fondement fasse débat. En revanche, la majorité de la doctrine juridique belge a accepté la doctrine de l'opportunité d’entreprise.

4. La doctrine de l'opportunité d’entreprise a-t-elle un avenir en Belgique ?

Dans le cas où une opportunité est retirée à une société par des administrateurs, l’infraction pénale d'abus de biens sociaux ou l'obligation de non-concurrence des administrateurs étaient souvent invoqués dans le passé pour tenir ces administrateurs responsables.

Toutefois, ces bases juridiques ne répondent pas entièrement à la situation dans laquelle un administrateur prive illégalement la société d'une opportunité commerciale.

Compte tenu de l'évolution à l'étranger, il faut s'attendre à ce que la jurisprudence belge ne soit pas en reste et reconnaisse la doctrine de l'opportunité d’entreprise comme un fondement possible de la responsabilité des administrateurs.

De plus, il n'est pas exclu que dans certains cas, les dirigeants ou même les actionnaires devront également tenir compte de cette doctrine lorsqu'ils privent la société d'une opportunité commerciale. La vigilance est donc de mise.

Nous vous tiendrons informés de l'évolution de cette matière.

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