La vente à perte

Case

La Cour européenne de Justice s’est à nouveau exprimée récemment sur la question de savoir si une législation espagnole concernant la vente à perte était contraire ou non à la Directive européenne sur les pratiques commerciales déloyales.

La discussion sur la conformité ou non d’une interdiction de la vente à perte avec la Directive sur les pratiques commerciales déloyales (directive du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur) ne se limite pas uniquement au marché belge mais est également posée en Espagne. Il n’est dès lors pas étonnant qu’il ait également été demandé à la Cour européenne de Justice de se prononcer, comme cela a été le cas concernant la réglementation belge, sur l’interdiction de vente à perte espagnole.

Dans son arrêt du 19 octobre 2017, la Cour européenne de Justice décide que les dispositions espagnoles concernant la vente à perte sont contraires à la Directive sur les pratiques commerciales déloyales.

Bien que cet arrêt concerne la réglementation espagnole, il existe tout de même des similitudes avec les dispositions belges. L’arrêt pourrait déjà donner des indications sur la manière dont la Cour pourrait se prononcer sur l’interdiction belge actuelle si celle-ci était à nouveau présentée à la Cour.

Il ne peut en effet pas encore être dit avec certitude que, malgré l’intervention limitée du législateur, l’interdiction belge de vendre à perte survivrait à un nouveau jugement de la Cour européenne de Justice.

1. La décision de la Cour de 2013 sur l’interdiction belge

Pour rappel, le 7 mars 2013, la Cour européenne de Justice a décidé que l’interdiction belge de vente à perte ne satisfaisait pas à la Directive sur les pratiques commerciales déloyales.

Cette directive interdit un certain nombre de pratiques commerciales et est fondée sur la protection des consommateurs. Dans notre pays, cette directive était transposée dans la loi relative aux pratiques de marché et à la protection des consommateurs (ci-après LPMPC), actuellement le livre VI du Code de Droit Economique (CDE), Pratique du marché et protection du consommateur, dans lequel se trouvent les dispositions concernant la vente à perte.

La Directive s’oppose à une disposition nationale qui contient une interdiction générale de vendre des biens à perte, pour autant que cette disposition vise la protection du consommateur

Dans sa décision, la Cour affirme que l’ancien article 101 LPMPC, dans lequel l’interdiction de vente à perte était prévue (désormais l’article VI.116 CDE), était contraire à la Directive parce que celle-ci s’opposait à une disposition nationale qui contient une interdiction générale de vendre des biens à perte, pour autant que cette disposition vise la protection du consommateur.

La Cour pose donc que dès qu’une loi a l’intention de protéger le consommateur, une interdiction générale de vente à perte n’est pas conforme à la Directive sur les pratiques commerciales déloyales. En d’autres mots, si une disposition légale a uniquement  pour but de régler les comportements des entreprises entre elles, sans tenir compte des consommateurs, cette disposition tombe en principe en dehors du champ d’application de la Directive, et la Cour ne peut pas l’évaluer à la lumière de la Directive.

C’est également la stratégie apparente du législateur belge. L’exposé des motifs de la LPMPC mentionnait encore que cette interdiction empêchait que des petites entreprises soient évincées du marché, ce qui est également dans l’intérêt du consommateur. L’interdiction avait donc une double fonction : d’une part protéger les petites entreprises contre les grandes entreprises, et d’autre part servir les intérêts des consommateurs.

Lors du remplacement de la LPMPC par le livre VI du CDE, le législateur a essayé d’éloigner cette réglementation du champ d’application de la Directive juste en modifiant sa ratio legis dans l’exposé des motifs. Le législateur explique que l’interdiction, bien que n’ayant presque pas changé sur le fond (sauf au niveau de la fixation du prix de référence, pour lequel il peut maintenant être tenu compte d’une réduction de volume)  n’a maintenant plus l’intention de protéger le consommateur, mais seulement de garantir l’existence d’une concurrence saine et loyale entre entreprises.

Bien que cela ressemble quand même un peu à une tentative évidente de tenir l’appréciation de l’interdiction de vente à perte en dehors de la compétence de la Cour de Justice, la Cour ne s’est pas encore exprimée à ce sujet.

2. La décision sur la réglementation espagnole.

La décision du 19 octobre 2017 concernant la réglementation espagnole pourrait peut-être bien donner une idée de la manière dont la Cour apprécierait la réglementation belge actuelle, si celle-ci était à nouveau soumise à la Cour.

Il semble en effet que la réglementation espagnole  ne diffère pas tellement des dispositions belges. La question qui peut être posée est celle de savoir si la réglementation belge contenue dans les articles VI.116 et VI.117 du CDE peut être maintenue.

En Espagne, la situation est la suivante. L’interdiction de vente à perte est fixée dans la loi 7/1996 portant réglementation du commerce de détail (la LOCM). Dans l’exposé des motifs, il est défini que cette loi a entre autres pour but, à côté de la protection du consommateur, de corriger les déséquilibres entre les grandes et les petites entreprises commerciales, et, surtout, à assurer une concurrence libre et loyale. Cette loi prévoit en plus expressément que l’interdiction est également d’application aux entités qui pratiquent le commerce de gros. Tout comme la législation belge, la loi espagnole connaît certaines exceptions, notamment pour les soldes et les produits périssables. La transposition de la Directive sur les pratiques commerciales déloyales en droit espagnol laissait ces dispositions inchangées.

La vente à perte qui a donnée lieu à cet arrêt concernait la vente de produits d’un grossiste à des supermarchés et des commerces de proximité (et donc pas à des consommateurs). Les autorités espagnoles ont infligé une amende au grossiste. La sanction était basée sur différentes considérations, parmi lesquelles la protection du consommateur.

Le grossiste a interjeté appel contre cette sanction vu qu’il estimait que ses actes n’avaient causé aucun dommage aux consommateurs et que la réglementation espagnole était contraire au droit de l’Union.

Le tribunal espagnol a par la suite posé un certain nombre de questions préjudicielles à la Cour européenne de Justice. La Cour devait se pencher sur la question de savoir si la Directive sur les pratiques commerciales déloyales s’opposait à une réglementation nationale qui contient une interdiction générale de proposer à la vente ou de vendre des biens à perte et qui prévoit des motifs de dérogation à cette interdiction fondés sur des critères ne figurant pas dans cette directive.

En première instance, les autorités espagnoles avaient soulevé que la Cour européenne de Justice n’était pas compétente pour apprécier la réglementation espagnole à la lumière de la Directive sur les pratiques commerciales déloyales. La Directive est en effet seulement applicable aux pratiques de commerce à l’égard des consommateurs et pas dans les relations B2B. Vu que la vente à perte a lieu entre professionnels, elle tombe en dehors de l’application de la directive et donc en dehors du pouvoir d’appréciation de la Cour de justice.

La Cour n’a cependant pas suivi cette argumentation. La disposition légale qui interdit la vente à perte s’étend tant aux grossistes qu’aux détaillants. Les conséquences de l’interprétation de la Directive par la Cour de Justice sont donc les mêmes dans les deux situations de vente, et la Cour est donc bien compétente pour se pencher sur la question.

3. Conséquences pour l’interdiction belge

Ce raisonnement pourrait conduire à ce que la Cour se déclare également compétente pour se prononcer à nouveau sur l’interdiction belge. Les articles VI.116 et VI 117 CDE sont en effet d’application tant dans les relations B2B que pour la vente à des consommateurs. Il n’est fait aucune distinction. Cela permet à la Cour d’être encore compétente pour apprécier ces dispositions à la lumière de la Directive sur les pratiques commerciales déloyales.

En ce qui concerne la réglementation même, la Cour réfère dans son arrêt à sa décision de 2013 dans l’affaire belge et déclare à nouveau que la Directive sur les pratiques commerciales déloyales s’oppose à une disposition nationale qui contient une interdiction générale de proposer à la vente ou de vendre des biens à perte, sans qu’il soit nécessaire de déterminer, au regard du contexte factuel de chaque espèce, si l’opération commerciale en cause présente un caractère déloyal  à la lumière des critères de la directive et sans reconnaître aux juridictions compétentes une marge d’appréciation à cet égard et à condition que cette disposition poursuive des finalités tenant à la protection des consommateurs.

Quand le but de la LOCM espagnole est examiné, la Cour constate que celui-ci est également orienté vers la protection du consommateur. Il est également question de ce but quand des grossistes vendent à des détaillants vu que ces transactions ont des conséquences pour le consommateur.

Dans les travaux préparatoires de la LPMPC du 6 avril 2010 (comme déjà mentionné, le prédécesseur du livre VI du CDE), il est expressément dit que l’interdiction était entre autres motivée par la volonté d’empêcher les pratiques dites de produits d’appel à l’égard des consommateurs. Plus encore, le législateur a été inspiré par les pratiques du commerce de détail où le consommateur reçoit plus de services, comme des informations personnalisées concernant les alternatives, le législateur souhaitant éviter que la grande distribution n’écarte le consommateur des commerces spécialisés plus petits. Le législateur dit littéralement que le consommateur a tout intérêt à ce que de tels canaux de distribution alternatifs continuent à exister.

Cela pourrait être correct mais cela n’empêche pas que l’appréciation quant à l’utilité ou non pour le consommateur d’une interdiction de vente à perte revient à la Cour de Justice. Le fait de rayer ce paragraphe de l’exposé des motifs ne rend pas nécessairement la Cour incompétente puisque l’interdiction ne fait même pas de distinction entre les pratiques vers les consommateurs et celles vers les non-consommateurs.

L’interdiction espagnole existait, tout comme l’interdiction belge, avant la Directive sur les pratiques commerciales déloyales. L’interdiction espagnole a également un but plus large que la protection du consommateur. Elle contribue à corriger les déséquilibres entre les grandes et les petites entreprises commerciales, et, surtout, à assurer une concurrence libre et loyale. La vente qui a été sanctionnée par les autorités espagnoles était faite dans le cadre d’une relation B2B. Néanmoins, la Cour estime qu’elle est compétente pour apprécier la réglementation au regard de la Directive sur les pratiques commerciales déloyales, juste parce qu’elle vise également les situations de vente à l’égard des consommateurs.

Dans son évaluation concrète, la Cour constate que l’interdiction espagnole est plus sévère que ce qui est autorisé par la Directive, et donc qu’une interdiction générale de proposer à la vente ou de vendre des biens à perte qui prévoit des exceptions fondées sur des critères ne figurant pas dans la directive est contraire à cette directive. Cela vaut également pour l’interdiction belge.

4. Conclusion

Il faut attendre de voir si le législateur espagnol procèdera à des modifications sur le fond ou s’il suivra plutôt l’exemple du législateur belge et modifiera seulement l’exposé des motifs de la LOCM.

La question-clé dans ce cas est de savoir si cela suffira pour pouvoir quand même maintenir l’interdiction et rester en dehors de l’appréciation de la Cour. Nous serons attentifs à la prochaine question préjudicielle sur ce sujet, sur lequel la Cour se prononcera encore une fois, et espérons-le, de manière définitive.